Les sortilèges de Minotaure

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il y a 4 ans

Pile à l’heure, elle se retrouve, crevant de trouille, sur le palier de l’hôtel. La tête basse, elle tend l’oreille devant la porte entrebâillée, espérant un signal. Rien. Le chronomètre s’emballe à la vitesse de ses pulsations et les secondes, qui pourtant durent des heures, se bousculent avant qu’elle ne distingue un faible son. Elle aspire une grosse goulée d’air ne sachant combien de temps se prolongera son apnée. Elle se risque à entrer, le regard rivé sur la pointe de ses pieds dont, effarouchée, elle surveille la progression puis se hasarde à jeter un timide coup d’œil circulaire. C’est monacal : une bergère occupe l’un des angles, une petite table et sa chaise se dressent près de l’unique fenêtre ouverte sur nulle part, un lit étroit se déploie contre un mur. Cette sobriété de l’ameublement donne du volume à la pièce et doit y favoriser les résonances. Au sol, un carrelage ancien tresse un labyrinthe compliqué qui l’égare et en lequel elle se perd. Elle gagne le centre de ce dédale et s’arrête, s’inclinant à nouveau.

Elle vient de le deviner au plus près d’elle, juste dans son dos. Tracassée, surtout par l’interprétation de ses désarrois et à l’affût de sa présence, ses propres pas lui ont été inaudibles. Toutefois, là, maintenant, elle ressent chacun des siens comme un ébranlement. Tous ses mouvements, ses bruissements pour marcher, respirer, éveillent un puissant écho dans son ventre, toute vibration de l’air environnant engendre en elle des poussées de fièvre. Il amplifie fantastiquement ses sensations, ce qui l’amène à traduire en séisme le moindre de ses frémissements.

Quatre jours durant, elle vient de palpiter à l’idée de le revoir. En deux brèves rencontres, totalement impersonnelles, ils ont ourdi un incroyable lien aussi ténu qu’indéfectible et invisible à un quelconque quidam extérieur, fût-il perspicace. Subitement elle suffoque, au seuil de la défaillance. Il lui faut récupérer son souffle bloqué depuis trop longtemps. Les mains peureusement dissimulées derrière elle, les jambes légèrement écartées, elle patiente, la nuque cassée.

Les entrelacs dallés l’absorbent quand ses souliers y font irruption. D’imposantes chaussures si impeccablement lustrées qu’elles font office de miroir et dont émergent les fûts de tissu noir de son pantalon. Elles s’enracinent, inexpugnables, face à elle. De là-haut, il l’examine, silencieux.

Elle aimerait à son tour le fixer, néanmoins l’exigence qui ploie son cou la maintient courbée. À ce jour, elle ne l’a encore qu’à peine détaillé et, de cette façon il reste un mystère, une effigie plus qu’une figure et ceci l’enchante ; il ouvre ainsi à un vertige en lequel elle s’abîme avec délice.

Rongée par ses ardeurs, dévorée d’impatience, elle a hâte qu’il rompe leur immobilisme. Aiguillonnée par son désir quoiqu’apeurée à l’idée d’y obtempérer, pressée de subir ses élans, bien qu’affolée par celle de s’y astreindre, ses contradictions l’embrouillent et elle s’empêtre autant dans le lacis de ses sentiments antagoniques que dans celui des circonvolutions du carrelage où seule l’émergence de ses chaussures marque un point fixe, celle d’un trou noir. Elle attend cette confrontation depuis une éternité et maintenant qu’elle y atteint, son souhait majeur est de disparaître, happée par le labyrinthe. Voilà la trombe qui l’engloutit, l’irréductible chaos qui la domine.

Il doit augurer de ces tumultes intérieurs, car d’un doigt affable sous son menton, obligeamment tant que fermement, il l’engage à redresser la tête. Elle constate alors, surprise, que sa main est gantée de fin cuir noir. Il veut la contraindre à le dévisager sans qu’elle y parvienne et elle garde les yeux baissés.

— Regarde-moi ! insiste-t-il gentiment.

Cette voix, qui l’avait envoûtée dès leur première entrevue, si singulière qu’elle la distinguerait entre mille, sa voix, si terriblement captivante, l’apaise. Une vague de quiétude la submerge. Étranglée d’émotion, elle déglutit péniblement sa salive qui semble l’irriguer d’un flux vivifiant et l’aide à reprendre pied au sein du réel. Sa parole suffit à dissiper ses mauvaises pensées ; d’ailleurs elle s’abstient de penser dès lors qu’il la charme de son verbe. Plus qu’un remède, elle se révèle l’antidote aux tourments de l’existence et elle se gorge de ces interpellations qui purgent son esprit. Lentement, elle se déplie et se délasse. En dépit de ses talons, elle doit cambrer sa nuque afin de croiser la flamme obscure qui illumine ses prunelles. Il tient toujours son menton et la chaleur de sa main irradie son visage malgré le gant. Lorsqu’il la lâche enfin, un vide immense l’envahit, à l’exemple de ce qu’éprouverait un aveugle auquel on soustrairait sa canne au cœur d’un environnement inconnu. Elle a aimé qu’il la touche, lui dispense ainsi cette impulsion de vie, et la rende consciente de l’authenticité des évènements.

— Évince tes craintes, tu es avec moi. Je suis là pour toi. Laisse-toi aller, fais-moi confiance.

Le ton bien que rassurant est fêlé par un accent caverneux, habité par un écho étrange, généré peut-être par le dénuement de la pièce, mais pas uniquement. Sa voix est posée, sèche, presque palpable et les mots, d’une rare densité sonore, perdent leur sens commun. Lui accorde-t-elle sa confiance ? Est-il seulement question de cela ? Vrai ou faux, juste ou injuste, confiance ou méfiance, le baromètre des valeurs émet un avis de tempête. Les commodes oppositions manichéennes vacillent pour faire place à un monde de demi-teintes où le mauvais et le bon se côtoient et s’enrichissent mutuellement, où la vie débarrassée des jugements expéditifs et péremptoires découvre un nouvel épanouissement, où disparaissent autant les illusions faciles que les doutes inhibiteurs. Elle le croit comme une évidence, non celle de ses phrases qu’elle entend sans les assimiler vraiment, mais celle de sa massive présence, de sa f o r c e d’être. Elle le croit malgré la suspicion généralisée qu’elle étend à tout et sait qu’il va bouleverser son quotidien. Celui-ci se trouvera simplifié dès qu’il gravitera autour de l’axe stable, du pilier incontournable qu’il est susceptible d’être. La tourmente qui l’agite perpétuellement s’adoucit, au profit d’une autre, il est vrai, beaucoup plus fantasque et tellement plus exaltante. Il représente pour elle la f o r c e sévère, l’inflexibilité bienveillante, la rigueur hautaine et suscite une forte impression de sécurité. Il lui inspire tout ce dont elle rêve depuis si longtemps et la propulse vers d’autres horizons.

Il se décale légèrement et elle constate qu’une badine est apparue soudain dans sa main, ou plutôt qu’elle s’est extraite du gant dont elle paraît le prolongement naturel. Les perspectives que laisse supposer un tel instrument la tétanisent. De son extrémité, il lutine son épaule tentant d’en faire glisser la manche de la robe. Veut-il qu’elle l’enlève ? À cet instant, elle ne sait ce qui la domine : la tentation d’exhiber ses grâces juvéniles ou celle d’en dissimuler les épouvantables insuffisances. Elle a peur aussi d’outrepasser son intention qui, pourtant, s’affirme dénuée d’équivoque et paraît limpide. Évidemment qu’il exige qu’elle se déshabille et se livre nue, fragile et pantelante. Elle le redoutait tout en ne pouvant l’ignorer. Un monsieur d’âge mûr ne donne pas rendez-vous à une jeune fille dans une chambre d’hôtel à trente kilomètres de chez eux en vue d’enfiler des perles. Elle présumait ses exigences et que, despotique, il la dénuderait sans ménagement, qu’au moins lui ordonnerait de le faire ou qu’une joute ludique s’y emploierait.

Il veut donc que ses gestes à elle précèdent l’expression de ses desseins. Rien d’aussi angoissant que cette muette sommation d’autant plus contraignante qu’appuyée par la pesanteur d’un lourd silence. C’est déconcertant, ce simulacre de liberté qui semble lui conférer la maîtrise du jeu alors que sa seule indépendance se cantonne à devoir pronostiquer, sans droit à l’erreur, les objectifs de son partenaire. Désemparée, une envie folle la saisit de prendre ses jambes à son cou et de s’enfuir, toutefois une injonction plus primale le lui interdit. Une pulsion obscure la pétrifie, quelque chose d’insidieux et de profond la subjugue et la plonge dans une euphorie insolite où la crainte nourrit ses tremblements. Dépossédée de toute volonté, fébrile, elle dégrafe son vêtement qui s’écoule à ses pieds, accompagné d’un crissement ensorceleur. Un regain de honte relative aux fanfreluches des dessous avec lesquels elle escomptait l’aguicher l’étreint. Elle estime à présent qu’elles détonnent totalement eu égard à la sobriété austère de la scène. Dès lors, elle s’empresse de retirer soutien-gorge et culotte en imaginant le sourire gouailleur, qu’elle se garde bien de vérifier, qui doit consacrer sa confusion.

Quand elle se penche afin de détacher ses jarretelles, il fulmine :

— Garde-les, tu n’en es que plus nue ! Je souhaite te voir ainsi parée, à l’avenir.

De ses mots, elle ne retient guère qu’« à l’avenir » qui lui fait miroiter un futur.

Misérablement nue, dépitée par sa vulnérabilité, exposée aux convoitises de son regard, elle déplore les trahisons de son propre corps et renfonce instinctivement la tête dans son cou. Un sentiment d’opprobre l’envahit. Ses pommettes s’empourprent. Bien que s’étant contrainte à immobiliser ses bras derrière son dos, sa posture voûtée dénonce son malaise.

Cela lui déplaît. Il la saisit par les épaules et la redresse. Son geste ferme, dépourvu de b r u t a l i t é , l’autorise à faire front et à lui opposer sa bouille déconfite. Une larme perle au coin de son œil puis doucement s’évade au long de sa joue, s’accroche au fin duvet qui la parsème. Il y porte un doigt comme s’il cherchait à en constater la réalité et en profite pour caresser son visage à peine maquillé.

— Défends-toi de subir cela sur le mode de l’humiliation ! Tu es à moi et cela doit te donner confiance. Adonne-toi à tes sensations et à ce qui les motive. Oublie le reste !

Elle se sent très loin de subir, accepte d’être responsable de ce qui lui advient. Leurs regards se croisent et, cette fois, elle décèle une étincelle de désir au fond de ses yeux. Ce soupçon l’attise et elle en tire un brin d’assurance qui la cabre lui permettant de pointer vers lui l’érection de ses tétons dardés. Mais, dédaigneux et maîtrisant incontestablement l’art de la déstabiliser, il n’en a cure et reprend place derrière elle. Elle décide de ne pas succomber davantage, se rebiffe et tente d’inverser les rôles, de le troubler à son tour. Juchée sur ses talons qui galbent splendidement ses mollets, ses cuisses et son cul, elle tortille de ce dernier avec aplomb, présageant là une manœuvre propre à le provoquer aimablement. Elle préjuge de la réussite de son stratagème et son but atteint quand le doigt cuirassé qui arpente ses vertèbres s’immobilise.

Une fraction de seconde plus tard, la badine cingle son fessier à fleur de peau. Plutôt que de fustiger la croupe tendue, elle se borne à l’érafler. Ça brûle d’enfer et elle hennit, moins de douleur pourtant que de surprise. Il commente, sarcastique :

— Et tu espérais m’amadouer avec tes pathétiques manigances ?

Les deux mains gantées écrasent simultanément ses épaules et la plient à ses pieds. Piteuse, elle obéit en se contractant afin de confirmer sa reddition.

Elle sait déjà que quoi qu’elle fasse, il l’ébranlera toujours en dépit de ses résistances et qu’elle se rendra inéluctablement à lui. Qu’importe, elle multipliera ses tentatives destinées à l’émouvoir, cet effort désespéré qui signifiera sa volonté de se l’attacher durablement.

Dès qu’elle est agenouillée, il revient face à elle, à pas très lents, désirant vraisemblablement lui laisser le temps de bien s’imprégner de sa condition.

— Es-tu séduisante ainsi… domptée et docile, à mes pieds ! Tu es resplendissante, dominée par l’exacerbation incontrôlée de tes envies et l’attente suppliante du plaisir. Sois-en fière, sois fière d’être à moi !

Ces quelques paroles suffisent à l’engluer. Tel un apaisant zéphyr, elles embrument son cerveau, la ceignent d’une gangue de caresses s’étendant à son torse et son ventre, l’horripilent d’une exquise chair de poule et la noient sous un flot d’images luxurieuses. Elle les absorbe sans parvenir à s’en rassasier.

Son esprit se gave de lui, rien que de lui. Le visage tourné vers la blancheur confondante du plafond, à genoux, basculée en arrière sur ses talons, elle essaye de se détacher des aspérités de l’existence commune pour mieux s’offrir à lui, hors de toutes limites, quitte à abolir les frêles barrières qu’elle avait érigées en vue de se protéger. Ses cuisses écartées exhibent une intimité qui n’est plus sienne et lui appartient dorénavant.

La badine court maintenant le long de son échine s’attardant en pauses interminables au creux des lombes et elle a l’impression que sa personne entière se concentre au point où elle incurve sa peau y dessinant d’éphémères cratères. Elle se glisse sous les dentelles du porte-jarretelles, fourrage entre ses jambes, tapote ses fesses puis, soudain, sans que rien ne le laisse prévoir, reflue, la délaissant, pauvre créature frissonnante qui savoure pourtant déjà la perspective d’une cruelle scarification.

Durant ces instants, elle bloque sa respiration attendant la morsure cuisante qui balafrera le tendre moelleux de ses chairs. Vaine espérance, rien n’advient et la promenade reprend, aussi nonchalante qu’exaspérante, tandis qu’elle s’épuise d’impatience. Le cravache l’enveloppe et l’enlace de sa promesse sauvage, s’insinue entre ses seins avant de taquiner, dure et coriace, la délicatesse de ses tétons qui se bandent, orgueilleusement surexcités à ce contact. Elle recense les zones les plus sensibles de l’épiderme fragile et y grave, en sillons ignés, de voluptueuses volutes dont la brûlure perdure longtemps. Elle suscite et libère ainsi des pensées libertines qui s’épanchent en rêves extravagants et tels de grands oiseaux pâles s’envolent effarouchés par de trop téméraires aspirations. Quand le fouet muse tranquillement contre son abdomen, un incoercible élan la propulse vers lui, défiant la menace. Souhaite-t-elle être humiliée ? Si la honte la tenaillait et l’empourprait au début, celle-ci s’est évanouie, s’est même muée en secrète vanité.

Elle qui hait la douleur avec laquelle elle ne cultive aucune accointance masochiste se languit de l’estafilade incandescente qu’elle endurera comme une délivrance. L’acceptation de la souffrance ne fera qu’entériner son ultime capitulation, la vouera à l’abandon d’elle-même, réconciliera la pétulante vierge folle et la circonspecte vierge sage, effaçant cette dualité qui l’a toujours agitée. Il lui apparaît que l’assujettissement, le véritable assujettissement ne consiste pas à se conformer simplement aux fantaisies de l’autre, mais à voler au-devant, à s’y plier en les anticipant. Cette intuition la perturbe si puissamment qu’elle déchaîne une étrange exaltation et lui extorque encore deux grosses larmes amères qui dévalent sur ses joues cramoisies. Elle s’en maudit ne sachant comment il va les interpréter. Tous ses muscles tremblent, son cerveau frise l’ébullition, son crâne va éclater, sa poitrine exploser, son cœur bat la chamade, son ventre se noue de crampes et son sexe distille des sucs bouillants. L’ensemble de ses sens se mobilise à l’affût des vibrations que cet archet arrache à la caisse de résonance de son corps. Elle mouille d’angoisse, de bonheur, de peur, de convoitise également et jamais son désir ne s’est révélé aussi palpable, aussi poisseux.

— Vas-y, pleure, pourvu que ce soit là l’expression de ton trouble et de tes transports.

Profitant de la distraction que génèrent ces quelques mots, la houssine s’écarte, puis sifflante, s’abat férocement sur la plante de ses pieds. Heureusement qu’elle a conservé ses escarpins, car la v i o l ence du coup est extrême et l’aurait durablement estropiée. Sa première réaction est presque de déception : elle exécrerait qu’on la ménage.

Moqueur, il commente sobrement :

— N’imagine pas que j’ai voulu te préserver, j’aurais volontiers frappé tes reins ou tes seins, mais tu t’y attendais trop.

Exténuée, elle ne parvient faiblement qu’à susurrer :

— Je t’en conjure, prends-moi !

— Qui es-tu pour te permettre d’ordonner ?

Oui, qui est-elle ? Et qu’est-ce qui l’a amenée à cette situation hautement improbable ? Enchevêtrée aux transes de son désir, sa propre histoire resurgit accaparant une seconde ses méninges.

Les racines du labyrinthe

Carlitta assurément se distinguait en tout de Charlotte. Non, elles n’étaient pas sœurs siamoises affichant l’avers et le revers d’une même médaille et ne découvraient jamais que successivement leurs faces. Chacune ignorait quasiment l’autre, bien que n’hésitant nullement à en condamner le tempérament. Des psychologues en mal de clients atypiques auraient aisément diagnostiqué un dédoublement de la personnalité.

L’espiègle Carlitta se révéla garçon manqué, du vif argent absolument ingérable qui ne portait son intérêt qu’au seul football. Très câline parfois, un court moment, ses turbulences reprenaient vite le dessus. La sage Charlotte, elle, se montrait douce et timide, un brin écrasée par les exubérances de son double et faisait le bonheur, le repos et la fierté des parents. Les deux nourrissaient une surprenante passion pour les contes qu’il fallait leur lire et relire inlassablement. Tandis que l’une appréciait les histoires de souillons tirées de leur léthargie grâce au baiser d’un prince charmant les métamorphosant en altesses, son alter ego se délectait de récits effroyables, qui la faisaient frémir. Les affreuses sorcières, les monstres griffus et les loups de tout poil peuplaient ainsi délicieusement ses cauchemars. Parmi ceux-ci, « La Barbe Bleue » occupait, indétrônable, le premier rang. Elle déplorait toutefois l’injustice finale de l’histoire, considérant que l’épouse ayant effectivement trahi la confiance de son maître méritait dès lors son châtiment.

Si, au cours de sa tendre e n f a n c e , elle s’ingénia à répondre surtout à son sobriquet, les années collège marquèrent un tournant. Graduellement, la calme modération prit l’ascendant sur la fougue désordonnée et Charlotte s’appliqua à étouffer Carlitta, la contraignit à marcher droit.

Celle-ci, qu’on avait trop souvent menacé d’un « quand tu seras grande… » n’avait aucune envie d’endosser cet état et de se conformer aux diktats d’une saine et sainte raison. Obstinément, elle se refusait à grandir et s’alarmait de la transformation de son torse que déformaient progressivement d’affreuses protubérances. Charlotte par contre s’inquiétait de sa taille menue et notamment de la modestie de sa poitrine.

a d o l e s c e n t e, l’impétueuse rêvait encore d’être exploratrice, ou Mata Hari côtoyant des espions à l’œil métallique si froidement incisif qu’il vous crucifiait, tandis que sa jumelle aspirait aux tranquillités douillettes d’un bureau qui lui ferait dominer un royaume de paperasses et l’établirait secrétaire… en chef. Elles prolongeaient leur culte des œuvres de fiction et l’une se gavait de grandes œuvres romantiques, vibrait à la flamme de Clélia del Dongo pendant que l’autre dévorait Anna Karénine, Thérèse Raquin et Barbey d’Aurevilly. Le lycée consomma la rupture et tandis que Charlotte s’éprenait de sa prof de lettres, une gentille poétesse évadée de Lesbos, Carlitta s’amourachait de son prof de maths. Ce stentor, au discours abscons auquel elle ne comprenait à peu près rien, la séduisait en assenant sa parole si magistralement qu’elle lui semblait inspirée. Les deux pédagogues ignorèrent bien sûr totalement les affections secrètes qu’ils éveillèrent. Au reste, ce furent jusqu’au BTS, pour la jeune agitée surtout, cinq années d’épouvantables galères auxquelles elle s’accommoda difficilement.

Diplôme en poche, Charlotte se frotta à la grande aventure de l’amour. Carlitta l’y avait précédée et vécut plusieurs passades aussi improvisées que décevantes. Après un étudiant en médecine qui se voyait déjà professeur émérite, elle tâta d’un jeune homme marié qui exigea beaucoup en accordant a minima. Charlotte, sagement, jeta son dévolu sur un collègue de bureau au rectorat et convola avec lui pendant deux ans durant lesquels il manqua la faire périr d’ennui. Heureusement, Carlitta lui offrit quelques embrasements déchaînés qui ne durèrent, hélas, que ce que durent les feux de paille. Elles s’éprirent ensuite de la prof de lettres qui avait ému Charlotte qu’elles rencontrèrent dans un club de lecture et une douce poésie saphique remplaça la morosité qu’avait installée le commis rectoral accablant. À défaut d’atteindre au bonheur, elles trouvèrent une oreille attentive et se gorgèrent de caresses sensuelles.

D’un sérieux et d’une ténacité exemplaire qui lui permettaient de triompher de la monotonie de sa tâche, Charlotte fut rapidement promue au rang de chef de division. De temps à autre, Carlitta semait son grain de panique s’employant plus spécialement à la réorganisation des locaux. La vie s’écoulait, indolente, lorsqu’un nouveau recteur fut nommé.

Ayant à peine étrenné ses fonctions, il visita son domaine. Découvrant le service des examens, il déclara « C’est étonnant, voilà le premier endroit où l’espace est organisé intelligemment ! » Il poursuivit en parlant d’optimisation des moyens, des redondances multiples entre services et exigea que chacun produise un mémorandum personnel décrivant les progrès à réaliser. Ce n’est qu’à l’issue d’un monologue assez long qu’il se présenta et les salua personnellement tous les employés en les gratifiant, un à un, à leur plus grande surprise, de leur nom.

Sans l’ombre d’un doute, elle le reconnut. C’était lui cette stature massive et ce port de tête altier. Impossible d’oublier cette physionomie sévère, arborant un collier de barbe impeccablement taillée, des yeux inquisiteurs dominés par un sourcil broussailleux et impérieux, surmonté de ce front dégagé et autoritaire. Pouvait-elle négliger ce regard d’acier aiguisé comme une lame et ce ton, surtout ce ton, posé, persuasif et grisant ?

Bien qu’il parlât doucement, elle sentait l’imposante puissance contenue de cette voix de basson qui roulait parfois des inflexions d’outre-tombe capables de déclencher d’incoercibles frissons. Tantôt enveloppante, elle vous transperçait en vrillant vos entrailles, l’instant d’après, suave et chaleureuse, elle dispensait son baume salvateur. Elle s’imagina que doté d’un tel verbe, il lui suffisait de dire pour faire et songea que Dieu avait dû s’exprimer de la sorte quand il procéda à la naissance et à l’ordonnancement du monde.

Oui, elle l’avait parfaitement identifié. Il répondait point par point à cette figure pressentie, qui la fascinait et hantait ses pensées, alimentant ses pires désarrois. Elle avait grandi, e n f a n t , dans sa terreur hallucinée, a d o l e s c e n t e, dans son ombre tutélaire et effrayante. Il personnifiait l’archonte olympien, la statue froide et empesée du commandeur, un Sardanapale insensible, s a n g uinaire et flegmatique. Cet homme transcendait l’humanité vulgaire ; elle le devinait féroce et inflexible, et rien ni personne ne devait parvenir à tempérer ses rigueurs. Elle ne le percevait ni cruel, ni méchant, mais équitable, droit et draconien, le voyait comme un guide et un tuteur qui ne s’arrêterait pas aux préjugés communs.

Depuis son entrée, elle le fixait, effarée. Ce n’était ni défi ni provocation ; elle était médusée. Plusieurs fois, leurs yeux s’éperonnèrent. Elle ne sut baisser la garde alors qu’il devait y être accoutumé lorsqu’il requérait. Lui ne cilla pas davantage, pourtant elle se convainquit d’avoir allumé au fond de ses prunelles une imperceptible lueur qui l’interrogeait en l’encourageant. Par quelle mystérieuse aptitude avait-elle pu arracher cette fugitive étincelle à ce bloc de marbre ? La flamme fugace, mais vive s’était promptement propagée en incendiant l’amadou desséché de son âme.

Elle comprit immédiatement qu’elle lui appartiendrait et, étrangement, avec une certitude confinant à l’irrationnel, que lui aussi la convoitait. Évidemment, aussitôt, Charlotte se récria hurlant à l’abomination, au sacrilège et tenta de la dissuader en la traitant de gourgandine éhontée, de misérable folle. Trop tard cependant, de toute sa malignité le venin la rongeait déjà. Comment un furtif échange de regards, un froncement de sourcil, une tonalité de la voix ou une autre subtilité si ténue qu’impossible à identifier pouvaient-ils impliquer cette conflagration des inclinations ?

En une seconde, Charlotte, la paisible chef de bureau, avait tourné casaque, s’était transmuée en Carlitta, femelle altérée de fantas(ma)tique et en quête d’outrance. La première inévitablement éprise d’émotions romantiques aurait évoqué un coup de foudre, son double conçut instantanément qu’il s’agissait d’un emportement instinctif d’une sauvagerie sans égale. Cela ne supposait aucun choix, aucune décision réfléchie, mais s’imposait avec la clarté et la f o r c e d’une évidence. Cela dépassait le simple désir autant que l’amour ou même la passion, se situait peut-être au confluent de ces élans augmentés d’une pulsion dévorante que dominait une peur sourde aussi émoustillante que crispante.

Quand, quelques minutes après, monsieur le recteur se retira, elle savait qu’ils seraient, pardon, qu’ils étaient amants. Atteignant le seuil du local, il l’apostropha si rudement qu’elle blêmit et manqua se sentir mal.

— Madame Demaggio, en tant que chef de service, je vous recevrai demain, à 19 h 30, dans mon cabinet.

Bien que quittant d’habitude son poste à 17 h 30, elle se contenta néanmoins d’opiner de la tête.

Le lendemain, l’entretien fut technique, sec et froid. Elle n’osa qu’à peine l’épier du coin de l’œil et crut avoir rêvé la veille. Au bout de trois quarts d’heure d’une douche glaciale, il contourna son bureau et se postant face à elle, sans changer d’attitude ni de ton, il lui tendit un petit bristol en déclarant :

— Madame Demaggio, vous me rejoindrez lundi à 22 h à l’hôtellerie du Lion d’or, chambre 18, n’est-ce pas ! Ce papier vous fournira toutes les indications nécessaires.

Il avait énergiquement appuyé le « n’est-ce pas ». Ainsi donc la chose était réciproquement entendue et elle n’en conçut ni indignation, ni seulement surprise. Ses intuitions s’avéraient et la cassante invite ne souffrait d’aucune ambiguïté.

Des questions multiples l’envahirent. Elle les ravala et, muette, se leva puis sortit à reculons.

Mille fois, ultérieurement, elle tenta vainement d’analyser ce qui s’était passé durant ces deux premiers échanges. Jamais elle ne parvint à démêler la pelote confuse et dense des sentiments contradictoires qui l’avaient, conjointement, oppressée autant que soulagée. Elle avait alors rompu avec son monde de rassurantes conventions pour en investir un autre où même les rapports charnels, à n’en point douter, prendraient une forme différente. D’une certaine façon, l’idée de l’étreinte de leurs corps nus la laissait interdite. Ce n’était en rien pruderie, plutôt l’impression d’une profanation et du v i o l d’un incontournable tabou. Évidemment, v i o l et profanation ne s’appliquaient nullement à sa personne, ce qui aurait été dépourvu de sens, mais à ce contexte propre à l’abdication de sa personnalité.

Non, c’était plus la rupture d’une certaine solennité ou, peut-être, le retour en f o r c e de ses anciennes frayeurs. Certes, Charlotte avait raison de lui prescrire la honte, toutefois si la honte l’étouffait, cette honte aussi était féconde, poignante et terriblement délectable. Nourrissait-elle son plaisir ? Incontestablement. Celui-ci lui paraissait cependant subalterne par rapport aux exigences indéfinissables, diffuses, primitives et viscérales qui la taraudaient. Sa position hiérarchique de recteur dressait-elle un piédestal à cet homme ? Certainement l’avait-elle favorisé pour établir le contact initial, néanmoins au-delà, jamais il ne tenta d’en profiter, ce qui aurait vraisemblablement hérissé la jeune femme autant que la pensée de vouloir tirer de leur relation un quelconque avantage ou une promotion canapé. Si bien des aspects de son personnage la remplissaient d’une fierté terrorisée, elle était persuadée que son statut social l’indifférait.

On était jeudi soir, il lui restait quatre jours d’angoisse au fil desquels, c’était inévitable, Charlotte ne cesserait de la harceler. Quatre jours horribles et délicieux, où elle allait être torturée, mise à la question et enfourcher surtout ses délirantes chimères. À aucun instant pourtant, elle n’envisagea de se dérober. Comment allait-elle aborder cette rencontre ? Elle se défendit d’en faire tout un cinéma, de se contraindre à un rôle qui finirait nécessairement par paraître emprunté et décida qu’elle se fierait aux inspirations et sollicitations du moment. Le choix d’un vêtement devant toutefois s’effectuer à l’avance la plongea dans un abîme d’expectatives. Elle savait qu’il lui faudrait s’offrir, le souhaitait d’ailleurs bien qu’hésitant quant à la présentation : simplement nue sous son manteau, fruit déjà épluché, ou pimentée d’atours luxueux que monsieur se ferait une joie de chiffonner et de lui arracher. Elle pouvait aussi s’enrober de latex afin de jouer les vamps extravagantes. Après moult atermoiements, elle privilégia une apparence de jeune fille sage, petite robe légère et très convenable, ni trop courte, ni trop décolletée, camouflant une lingerie plus suggestive et coquine. Charlotte dessus, dissimulant une sulfureuse Carlitta dessous.

Pile à l’heure, elle se retrouva, crevant de trouille, sur le palier de l’hôtel.

Sous la coupe de Minotaure

Tous ces souvenirs, bien plus désordonnés qu’il n’y paraît ci-dessus, ne l’occupent qu’une fraction de seconde, car une autre interrogation, pressante, la tenaille. Sa position actuelle, à genoux maintenant face à lui, convie-t-elle à une fellation ? Que peut requérir un digne mâle adoptant cette attitude en de pareilles circonstances, défiant, debout, une maîtresse éplorée à ses pieds ? Elle s’apprête à se plier à cette muette sommation quand, gentiment, il la repousse en arrière de sorte que ses fesses rejoignent ses talons. Il maintient sa pression jusqu’à ce que son tronc soit dans le prolongement des cuisses la f o r ç a nt ainsi à s’appuyer sur ses avant-bras repliés.

— Écarte tes jambes !

La posture est incommode, elle obtempère néanmoins ouvrant au maximum leur éventail, révélant sous la mousse drue de son pubis le louche orchis. Elle se devine et se veut suprêmement impudique, loin de l’immodestie frivole et charmeuse qui anime les jeunes filles lors de leurs premiers rendez-vous, lorsque, le rose aux joues, elles sacrifient un brin de décence à leur volonté séductrice. Non, on est aux antipodes de ces images tendrement lascives et les aguicheries sont exclues de l’ordre du jour. La déhiscence de ses chairs trop promptes à s’écarteler et suintant déjà les élixirs de son désir, la vague d’allégresse qui trop vite brouille sa raison lui apparaissent à nouveau comme autant de fourberies de son organisme. Impénitent, tout son corps le réclame, son ventre l’appelle, ses mamelles enflées l’implorent, son esprit captif qui divague le conjure et le supplie. C’est si impérieux que cela en devient bientôt insupportable.

Elle ressent l’acuité de son regard scrutant sa déchirure avant que, du pommeau de la houssine, il ne vienne la sonder. Elle lâche un glapissement qui à la stupéfaction mêle inextricablement la honte et le ravissement. La rugueuse baguette furète un moment puis disparaît tandis qu’il exige :

— Ferme les yeux, et donne-toi du plaisir !

— Non… c’est impossible !

Elle est venue ici avec d’autres ambitions que celle de s’humilier et de ne trouver son assouvissement qu’à l’issue d’une masturbation. Elle esquisse un sursaut et tente de se relever. La cravache tyrannique lui intime de n’en rien faire, appuie contre son épaule qu’elle refoule. Une nouvelle fois, en dépit de son envie de se rebiffer, elle s’exécute.

Il va voir de quel débordement elle est capable !

Accoudée sur un bras unique, elle porte sa main à son sexe qu’elle recouvre entièrement n’introduisant qu’une phalange chafouine dans le sillon dont sourdent ses fièvres. Selon son injonction, elle a fermé ses yeux, non sans se demander pourquoi il ne préfère pas les lui bander. Il est vrai qu’en l’aveuglant physiquement, la contrainte ne s’exercerait qu’un bref instant alors qu’ainsi elle se répète indéfiniment, l’enjoignant, seconde après seconde, à se plier à son caprice.

Elle bascule sa tête complètement en arrière ce qui tend sa gorge et doit, hélas, aplatir ses seins déjà menus. Jamais elle ne s’est permis d’exhiber ces turpitudes face aux convoitises d’un amant. Il lui faut cependant admettre que l’idée seule des prunelles incendiaires qui la dévorent décuple ses sensations et la met en transe. Au fil de l’intrusion et de la progression de ses attouchements, les tiédeurs de ses humeurs engluent sa main et sa vulve. Quand son majeur trouve le renfort d’un, puis de deux autres comparses, elle s’arc-boute, tremble et se contracte. Un flot d’images débridées la submerge. Toujours identiques, elles confrontent une Carlitta terrorisée, réduite à sa taille d’e n f a n t et refusant de grandir, à un ogre imposant prêt à l’engloutir. Elle navigue entre rêve et cauchemar, joue frénétiquement entre ses cuisses la partition exubérante de « L’apprenti sorcier » qui résonne dans son abdomen. Elle s’interdit de jouir trop rapidement, souhaite rester plus longtemps sous la direction de la baguette magique du maestro qui la fait si merveilleusement palpiter. À maintes reprises, elle jette son pubis en avant quémandant la faveur d’une caresse ou un simple frôlement qui calmerait momentanément ses agitations. Il ne s’agit ni de fuir sa tutelle ni de lui octroyer si vite, trop vite, la satisfaction qu’il brigue. Ses doigts néanmoins s’éprennent d’indépendance, échappent à son contrôle et exécutent un allegro endiablé.

La géographie de ses plaisirs solitaires lui paraissait acquise et voilà qu’elle s’égare en ces régions si connues. Les émotions sont étrangement différentes, les aspirations qui les guident aussi. Si au cours de ses envolées privées elle cède d’habitude à des gestes emportés, emprunts d’une certaine fébrilité visant à la libérer hâtivement des tensions qui la minent, aujourd’hui à l’inverse elle ambitionne de prolonger sa cajolerie interminablement, peut-être en vue d’exaspérer les concupiscences de son mentor. Son être tout entier lui semble se condenser tantôt au creux des replis humides de son vagin, tantôt au bout de ses griffes acérées et provocantes qui s’amarrent au bourgeon mûr, bouffi de sève.

Plongeant ainsi au cœur de ses émois, elle sent l’effervescence de ses chairs s’amplifier tandis qu’une surprenante lucidité lui permet de mieux comprendre sa situation. Elle pensait qu’elle s’affranchirait aisément de sa présence, au contraire, celle-ci se fait de plus en plus prégnante et sa complaisante cécité entretient une terrifiante incertitude quant à la suite immédiate des évènements. Va-t-il profiter de l’égarement de sa jouissance pour lui infliger enfin cette balafre aussi odieuse qu’espérée ? Elle vit totalement rongée par une panique envahissante immense et délicieusement persistante, redoutant cette stridence qui précédera l’impact de la badine et son écorchure cruelle.

C’est pendant l’attente que la peur se révèle éloquente et une menace réalisée perd son pouvoir suggestif et souvent beaucoup de sa virulence. Vingt fois elle se raidit, croyant distinguer le sifflement annonciateur de cette foudre et s’étrangle de contenir ce hurlement d’impatience qui atténuerait ses envies. Que frappera-t-il ? Ses seins assurément ! Elle s’évoque la fulgurance de cette atteinte et, par réflexe, ses doigts pincent son clitoris. Libérant les flots de son miel, elle explose avec un barrissement guttural qui concentre les incandescences de son orgasme et la ferveur de sa prière.

Simultanément, de lourds jets d’un liquide tiède et gluant arrosent son torse. Surprise, elle écarte les paupières et le découvre campé au-dessus d’elle, intégralement dévêtu, astiquant sa pique qui crache une ultime salve de foutre. Un fou rire nerveux la secoue lorsqu’elle constate que même en se masturbant, il a conservé ses gants !

Sans se décontenancer, il débarrasse le lit de sa couette qu’il étale au sol à sa droite. Saisissant l’invite, elle se renverse sur le ventre et la rejoint en une reptation lubrique qui lui fait pointer les fesses. Il s’allonge contre elle et lui prodigue ses premières caresses, un brin râpeuses du fait de la ganterie qui éraille sa peau bien qu’elle estime ce contact plutôt plaisant. Elle ne s’encombre pas de ces détails, s’en réjouit même, comprenant que c’est à présent et de cette manière, par ces manifestations élémentaires qu’il se l’enchaîne, se l’approprie effectivement. Toutefois ces attouchements se font plus par l’effleurement de leurs corps que du bout de ses phalanges cuirassées dont la froidure lui arrache un frisson. Elle aimerait que maintenant il lui parle, lui tienne des propos exaltants, sévères ou apaisants, peu importe pourvu qu’opère le génie de son verbe.

— Je pressens, Charlotte, qu’ensemble, peu de tabous nous résisteront. Es-tu disposée à les bousculer ?

— Certainement, sinon je serais ailleurs.

Et après une courte hésitation :

— Je préférerais que lors de nos rencontres privées tu m’appelles Carlitta, si tu acceptes.

— Soit, va pour Carlitta. Je serais Jean-Claude pour toi.

Elle est presque déçue qu’il ne lui impose ni maître ni monsieur. Elle aurait certes réprouvé « monsieur le recteur », quoique le recteur soit celui qui dirige.

Sa langue flatte successivement le lobe de son oreille puis son cou, ce long cou de cygne particulièrement sensitif et délié, qui l’amène quelquefois à se déclarer femme girafe. Elle se trémousse et rit, oubliant un instant ses tensions. Il la tourne vers lui pour écraser sa bouche en conquérant. Rien d’affable ne préside à ce geste par lequel il lui semble marquer son territoire et l’étouffe quasiment de sa fougue. Il ne sollicite pas, il accapare en f o r c e , décourageant d’emblée d’éventuelles rebuffades. Loin d’être un mièvre échange, c’est un bouillant assaut. Elle apprécie cette abrupte prise de possession qui la livre vaincue. Il y a des redditions qui ont des goûts de triomphe et là, elle jubile de s’anéantir face à son amant, face à elle-même. Conjointement, il écornifle brutalement ses seins, la rudesse du cuir se conjuguant à celle de l’acte.

Ses lèvres poursuivent ensuite un affriolant périple vers son ventre et son nombril.

— J’aime ton odeur, cette fragrance subtile, un brin surette qu’on pourrait croire exhaler de la peur. T’effrayerais-je, Carlitta ?

— Oh oui, et de multiples manières : d’abord j’ai peur surtout, et là sans la moindre ambiguïté, d’être incapable de répondre à tes et à nos exigences. J’ai peur d’autre part que tu me fasses souffrir bien que je nourrisse un désir très équivoque à ce sujet. J’ai peur enfin d’aliéner une indépendance que je protège jalousement d’habitude, de développer une addiction à ton égard, encore qu’il soit vraisemblablement trop tard pour m’en défendre. Aaaah… aaaah… ouiiii…

Sa langue entre-temps a débusqué le sanctuaire où elle suce et dorlote, pourlèche et enjôle selon les règles d’un art accompli. Elle se perd dans les circonvolutions des grands sépales qui voilent la divine entrée qu’il v i o l ente sans requérir de consentement, mais qu’est-il besoin d’extorquer un agrément devant ce calice qui épanouit si fièrement sa corolle, l’offre si galamment à la quête pollinisatrice de ce papillon.

Bientôt elle se tord et se convulse, presse son visage entre ses cuisseaux, plaque cette barbe qui l’irrite si voluptueusement contre sa minette et lâche une nouvelle bordée des grandes eaux. Pendant qu’elle reprend son souffle, toujours dévastée par ses émois, elle se sent réduite à l’état de piteux ballot de chair, tandis qu’il arpente son corps avec la minutie d’un géomètre-expert établissant la topographie exacte de sa propriété.

Il a maintenant recouvré ses énergies et, couché sur le dos, l’attend, la flamberge pointant au zénith. Trop heureuse d’imposer à son tour un ascendant, elle enfourche ses cuisses introduisant la hampe bandée au foyer de ses ignitions. La taille de son sexe ne se distingue guère de ceux avec lesquels elle s’est précédemment acoquinée et n’affiche en rien des attributs de pachydermes néanmoins, dès l’intromission, l’effet se révèle bouleversant. Tout cela ne trouve donc son véritable crédit qu’en notre tête selon le prestige que nous lui concédons, ne peut-elle s’empêcher de penser. C’est tout pareil et complètement différent de ce qu’elle a connu à ce jour.

Quand elle se penche vers lui, les doigts ébène se nouent autour de sa gorge et elle en sourit. Elle adore que l’on rende hommage à cette partie de son anatomie lui prodiguant des soins qui l’aiguillonnent en générant de prodigieux élancements dans sa nuque. Lorsqu’ensuite, progressivement, ils resserrent leur enlacement, elle sursaute et succombe à un bref moment de panique qui s’accentue au fur et à mesure de son A s p h y x i e . Elle essaye d’échapper à l’emprise m o r t ifère en se cabrant, mais, implacable, le carcan se rétrécit. Et puis, son affolement s’étiole cédant la place à l’intense sentiment de liberté que lui vaut son abandon, ce renoncement à toute résistance, l’abdication à toute prudence, pudeur ou réticence. Paradoxalement, il en émane une impression de plénitude minée par celle d’un vide effarant. Encore, elle hallucine revoyant les majestueux oiseaux blancs battre un invisible horizon de leurs ailes géantes.

Elle ne souffre nullement du manque d’oxygène, ou du moins, celui-ci reste indolore. Ses tempes bourdonnent si fort qu’elle suppose que ses organes se dilatent et que son cerveau va exploser. Ses sensations s’enchevêtrent et tout s’embrouille, se fondant en un magma qui brasse indistinctement couleurs, formes, odeurs et saveurs exotiques. Le chaos qui la charrie efface la plupart de ses repères, la voue à un univers fascinant qui disloque les règles les mieux fondées, renverse les valeurs surannées. Ses bras battent l’air, elle gigote et s’agite en mouvements spasmodiques. Conjointement, sa réceptivité, sa sensibilité à la moindre de ses impulsions se démultiplient, témoignant d’une fusion totale. Chaque pénétration augmente la pression sur sa carotide et elle en vient à suspecter un lien de causalité entre ces phénomènes, sans que la moindre seconde elle ne songe à tempérer ses propres ardeurs. Au contraire, elle le perçoit plus nettement remuer et grossir en elle et il lui semble que jamais on n’ait labouré ses entrailles avec autant de zèle, à moins que ce ne soit elle qui jamais n’ait mis autant d’emportement à accueillir le soc qui la déchire si profondément et autour duquel elle renf o r c e sa constriction.

Elle se cabre et se raidit sur le dard qui la fouille pour l’étreindre de ses muqueuses embrasées. Tous ses muscles en tremblent et se crispent. Son étouffement engendre des émotions inédites et à chaque empalement elle défaille, lâche ses fluides et se révulse. Si l’avènement de la jouissance est lent, celle-ci n’en est que plus ample. Elle y parvient par paliers au cours d’une escalade où, à chaque étape, elle se considère au summum de la volupté avant qu’une nouvelle surenchère ne lui succède et la conduise au degré supérieur. Sa fantastique et bienheureuse détresse la raidit toujours davantage en réplique à sa privation d’oxygène et la soude en une inflexible osmose sur l’épieu qui la transperce.

Elle sent son être entier se désagréger, se liquéfier. L’orgasme qu’elle déplore souvent trop prompt est, cette fois, long à s’enfler. Il gonfle graduellement accompagné de spasmes qui l’ébrouent comme si elle souhaitait apurer son esprit des craintes et moroses pensées qui le minent. Elle s’imagine au seuil de la désintégration, confinée dans les gerbes d’étincelles électriques qui la sillonnent. Il n’en est rien et l’exultante ascension reprend. Encore, elle se fige sur le sceptre, ses yeux s’exorbitent, ses poumons implosent, son cœur tambourine, ses dernières parcelles de volonté s’anéantissent. À cet instant, elle n’est plus que fétu ballotté par la bourrasque, réceptacle d’ondes jouissives. Une ultime contracture la cambre, une crampe tétanise ses membres, s’étend à ses mains, son vagin, et galvanise son corps entier, au bord de l’évanouissement. Va-t-elle périr suffoquée par carence d’air ou pléthore de félicité ? Elle atteint à la pâmoison quand des laves ignées incendient son ventre ; une lumière éblouissante l’aveugle avant une détente salvatrice suivie d’un brutal et dense obscurcissement. Elle trépide, défaille, s’éteint. Sa syncope fortifie son orgasme et l’abat étranglée par un paroxystique, mais muet hurlement ! Les fabuleux phénix se sont évanouis, là-bas, sous un ténébreux linceul.

Les étranglements du labyrinthe

Vingt-sept mois durant, Carlitta vit sur un nuage, ou plus exactement au centre d’un nuage, quelque chose de cotonneux qui l’ensommeille et l’embrouille. Pendant tout ce temps, elle muselle presque totalement sa comparse. Ce qui d’habitude tient rang de réalité reflue et se cantonne au domaine du futile tandis qu’elle s’évade dans un monde sombre et délétère embrasé par moment de déflagrations inouïes. Elle ne rencontre son amant qu’épisodiquement, tantôt jusqu’à trois fois par semaine, tantôt elle demeure un mois complet sans seulement l’entrevoir. Entre ces contacts, il lui semble hiberner.

Au long de cette période de sa vie – toutefois est-ce encore la sienne ? à moins qu’à l’inverse ce soit essentiellement la sienne ? – trois questions impérieuses la taraudent : qu’est-ce qui l’a attirée ici et quel bénéfice en tire-t-elle ? Quel compte y trouve-t-il, lui ?

Comment… comment elle, l’ex-sauvageonne, elle, l’ancienne récalcitrante à la moindre autorité a-t-elle pu abdiquer à ce point toute volonté ; et pis, se contraindre à endosser celle d’autrui. Néanmoins, cette soumission aux vœux, même muets, d’un amant ne condense-t-elle pas toujours la dynamique de l’amour vrai ? Oui, certainement, tant qu’on s’en tient à des convoitises raisonnables ; elle serait tentée de dire vulgaires. Cependant est-il précisément bien raisonnable de confiner le désir à la sphère du rationnel ? Au cours de sa liaison, elle a appris, notamment, que c’est quand ses fougues explosent et balayent la raison, qu’elle rallie les sommets de la liesse. Quant à cette fameuse dépossession, elle est très singulière puisqu’elle vise à la placer sous une férule dont il lui revient d’échafauder les incartades malgré un risque périlleux de se tromper. Cette idée de ne plus s’appartenir, de sentir un autre manipuler ses ressorts les mieux cachés, entretient une confusion alternativement délicieuse ou angoissante. Saura-t-elle, voudra-t-elle s’y soustraire ? Elle en doute.

Et lui, quel intérêt tire-t-il de sa fréquentation ?

Jamais, elle n’a eu le front de l’interroger à ce sujet tout en s’étonnant souvent de la discrétion de son plaisir. Assurément, la figure du commandeur se doit impassible. Alors ses extases à lui, seraient-elles purement intérieures ou cérébrales ? Y accède-t-il en réalisant son fantasme de domination ? Elle hésite à l’admettre. Il ne l’a que rarement contrainte à des v i o l ences physiques et n’a qu’exceptionnellement usé de sa fameuse badine tant redoutée, et encore, ce fut avec beaucoup de pondération. Ce qui d’ailleurs l’a le plus enthousiasmée tenait toujours à l’attente anxieuse et impatiente de sa morsure. Il n’a guère joué les matamores, multipliant les postures, étalant les nombreuses qualités qui lui vaudraient une admiration stupéfiée. Il ne peut donc s’agir que du sentiment de puissance que confère la prise de contrôle d’autrui, presque par télépathie. Fréquemment, elle a pensé que, dès leur première entrevue, il avait pressenti sa nature rebelle et n’aurait éprouvé qu’une faible satisfaction à circonvenir une femme trop docile. Durablement, elle reste convaincue qu’en tous ces épisodes, il a sacrifié son propre plaisir à l’intention de la porter au nirvana. Bien sûr, il a dû aussi déguster et ses abandons et ses pâmoisons, mais ceci très secondairement.

Paradoxalement, il l’a révélée à elle-même en la dissolvant, la décomposant, l’annihilant. Faudrait-il ainsi renoncer à l’avarice qui nous étreint afin d’accéder à notre vraie nature qui est prodigalité jusqu’à l’excès ? Elle s’est résolue à dédaigner ces énigmes craignant que leur dissipation n’émousse l’intensité de leur relation.

C’est étonnant, quand elle se l’évoque dominateur, c’est en priorité les inflexions de sa voix qui contribuent à lui assurer ce rôle. Toutefois, s’il ne pérore guère, sa parole ébranle toujours son corps et son cerveau des mêmes séismes. L’autre indice, presque désuet, tient à ces fameux gants, tantôt en cuir, tantôt en soie, qu’il revêt invariablement pendant leur intimité. Elle s’est gardée de l’enjoindre à s’en débarrasser. Ils symbolisent, si l’on peut dire, son mystère tout en lui conférant un petit côté cocasse, voire ridicule, car totalement dévêtu il les conserve en guise d’unique habillement. Ce n’est certes pas en vue de se protéger et, au reste, ils copulent sans autre précaution, sans que jamais il ne lui ait seulement demandé si elle était saine. Durant son activité professionnelle, il ne s’en embarrasse nullement et elle a examiné ses mains, de belles mains fines ne souffrant d’aucune difformité. Elle se résout en définitive à les considérer comme les insignes de son pouvoir.

Au rectorat, des rumeurs malveillantes circulent au sujet du « patron ». Inattaquable sur le plan professionnel, la calomnie insidieuse et entretenant un non-dit savamment suggestif alimente un halo de présomptions effrayantes. Si, dans un premier temps, elle fait la sourde oreille à ces ragots, leur persistance la conduit à entreprendre quelques recherches sur la toile et à sonder ainsi son passé. Outre une pléiade d’éloges, elle y découvre que sa précédente épouse s’est suicidée par pendaison et qu’à peine plus tard, sa secrétaire a été retrouvée la nuque brisée, carbonisée au volant de sa voiture à la suite d’une sortie de route. L’évidence qu’imposent ces éléments l’éblouit et la dessille. Ces deux femmes ont indubitablement été victimes d’une strangulation exagérée, maquillée en accident pour la seconde. Elle comprend enfin, d’une part, pourquoi elle l’a immédiatement reconnu, c’est lui, lui la figure légendaire à l’ombre de laquelle elle a tremblé, c’est lui « La Barbe-Bleue », le monstre splendide assoiffé de s a n g , qui l’accompagne et l’envoûte depuis son e n f a n c e ; d’autre part, que du fait de ses investigations, elle a f o r c é la porte dérobée et v i o l é le sanctuaire interdit. Elle augure, désormais, du dénouement de sa passion et discerne clairement ce qui le maintient ganté lors de toutes leurs rencontres privées : il veut éviter de signer son futur forfait de ses empreintes !

D’abord atterrée, elle cède très vite à une étrange exaltation. Va-t-elle l’empêcher de le revoir ou le fuir ? Évidemment, elle est effrayée, néanmoins ces informations macabres renf o r c e nt sa fascination et son influence n’en devient que plus complète. Cette stature de croque-mitaine, son rôle de dispensateur sinon de vie au moins de m o r t et d’exécuteur des hautes œuvres, l’abasourdissent. Il dispose de son âme, de son corps, lui refusera-t-elle sa vie ? Au début, elle avait cru que l’impression d’omnipotence qu’il dégageait et le rendait redoutable lui constituerait un rempart, un abri et que c’était cela qu’elle recherchait. Ensuite, elle a découvert que cet aspect n’était que très accessoire et qu’elle prisait davantage la crainte hallucinée qu’il lui inspirait. Au final, c’est peut-être l’ambivalence de ce mouvement d’attirance et d’effroi qui, tout en l’écartelant, lui procure cette intensité de sensations. Elle avait adoré ces étourdissements où tout se dissout et bascule dans un incommensurable néant avant qu’à son issue, il n’émerge, unique amer, restituant l’atmosphère sereine d’un apaisement. De la sorte, sans même considérer les syncopes liées aux strangulations, elle a vécu ses petites m o r t s à l’instar de simulacres d’un trépas.

Une de ses lectures lui revient en mémoire où l’auteur, dont elle a oublié le nom, affirmait «… à fuir sagement les éléments de m o r t , nous ne visons encore qu’à conserver la vie : tandis qu’entrant dans la région que la sagesse nous dit de fuir nous la vivons. » ⁽²⁾

Peu de temps après ces investigations, il lui apprend qu’il est affecté dans une académie différente à l’autre extrémité de la France. Fera-t-elle partie du déménagement ? Selon son habitude, elle s’abstient de l’interroger. Lorsqu’il lui propose de profiter ensemble, un dernier week-end, d’un chalet perdu en pleine montagne, elle devine son sort scellé.

Elle n’en éprouve aucune tristesse, s’en réjouit presque. Elle a vécu, survoltée, toute cette épopée, et se sent par moment épuisée, à bout de ressources. En proie à une tension permanente, elle s’est débattue entre deux abîmes, celui de la médiocrité du sentiment et celui de son embrasement. C’est d’ailleurs inexact et elle ne s’est guère débattue. À l’exception de brèves pantomimes de rébellion, elle s’est laissé captiver par cette puissance présumée, la prégnance persuasive de son aura. Elle sait dès lors que la fin de leur aventure condamnera son existence. Elle a su s’adonner aux égarements de la « petite m o r t », la vraie ne saurait l’épouvanter. Elle se demande si, au reste, elle serait, elle aussi susceptible d’immoler son amant ? Et l’idée d’un paroxysme sacrificateur, pour le moins, lui paraît admissible.

Ce vendredi soir, le trajet est d’abord silencieux. Sous son manteau de fourrure, elle ne porte que ses bas autofixants et divers bijoux de pacotille, massifs et sonores. Ses bagages se réduisent à une trousse de toilette et deux paires de bas de rechange. Elle aime ce dépouillement. Elle sent la doublure soyeuse coller à sa peau et sait que quand elle retirera cette pelisse, elle vivra un écorchement. Jamais elle ne s’est habituée à se dénuder devant lui. Ce geste, hélas, souvent trop banal entre amants, continue de la troubler, associe toujours une résignation jointe à une folle envie.

Après quelques kilomètres, marquant leur communauté de pensée, il déclare :

— D’évidence, nous nous sommes opportunément trouvés et je sens que je vais te regretter, Carlitta. Notre aventure a atteint son apogée, la prolonger aboutirait fatalement à la dégrader.

Il poursuit ainsi mêlant l’éloge aux repentirs, cherchant parfois, lui semble-t-il, à se disculper. Elle ne lui adresse pourtant nul reproche. Alors de quoi s’excuse-t-il, si ce n’est d’une prévisible conclusion, s’interroge-t-elle. Si elle apprécie fort la louange, elle s’étonne autant de ces vains regrets qui détonnent dans le contexte de leur histoire. Bientôt la musicalité de cette voix âpre et grave, sa f o r c e de conviction appuyée sur l’élégance du discours l’encoconnent tandis que des songes de volupté l’assaillent.

L’aime-t-elle ? Il lui semble que ses ferveurs débordent la rigueur compassée des formules surtout celles, si éculé, dédiées au registre du sexe. Amour, pulsion, affection, domination ou soumission lui paraissent vocables trop étriqués pour contenir l’arc-en-ciel de ses émotions.

Depuis longtemps, depuis le début en fait, leur complicité se noue au-delà des mots et deux thèmes sont systématiquement exclus de leurs conversations souvent animées : le travail et leur liaison. Elle se sent bien incapable d’analyser ces allégresses conjuguées du corps et de l’esprit, leur implosive combinaison engendrant la désintégration de son moi. Il faut néanmoins une conscience ressassante, un sujet au plaisir et elle doute de pouvoir encore tenir ce rôle.

Une route sans encombre les emmène vers une sente tortueuse et difficile avant qu’ils n’atteignent, au cœur d’une nuit profonde, le chalet du bout du monde. Celui-ci ne se compose que d’une pièce unique. Il y installe un imposant matériel informatique puis branche les convecteurs et enflamme la cheminée apprêtée à cet effet d’un gigantesque brasier. Au-dessus du lit, presque en face de l’âtre, trône une immense reproduction, quasiment grandeur nature ⁽³⁾ de « Jupiter et Sémélé » peinte par Gustave Moreau. Elle sait que leur séjour se déroulera sous les yeux écarquillés du dieu. Sans l’ombre d’une hésitation, elle s’établit sur la banquette, devant le foyer rugissant et ouvre largement le manchon poilu qui l’enrobe, pour en faire émerger ses attributs majeurs, exposant les fragilités de sa peau mordorée. Seul un sourire d’acquiescement répond à son initiative. Dès l’arrivée, il lui a ordonné de retirer sa montre. Elle en saisit très vite le bien-fondé. Deux jours durant, ils vivront hors du temps et de tout repère hormis l’immanence de sa présence. Ils n’échangeront que de rares paroles, s’endormant rompus par leurs amours, se réveillant afin d’entretenir ou développer de nouvelles avidités.

Jamais, avant ce soir, il ne l’avait photographiée. Elle se pavane nue, exclusivement décorée de ses bas et de ses hauts talons, adoptant des pauses luxurieuses sous le regard olympien et celui des froides optiques que rien n’émeut et qui la dévorent. Tel un gros bourdon appâté par un enivrant pollen, il gravite à l’entour de sa fleur, butine une moisson d’images excitantes, sucrées et perverses. Il constitue sa galerie de souvenirs, se dit-elle, heureuse de constater qu’il ne vise pas simplement à l’effacer. Elle comprend la prolifération informatique, car, à chaque sollicitation du déclencheur, elle s’affiche à l’écran tandis qu’aussitôt l’imprimante entame sa lancinante complainte à l’issue de laquelle elle dépose un somptueux tirage grand format noir et blanc sur son plateau.

Peu de photos en pied, des tranches d’elle-même, dépecée : une main choyant son sexe, des ongles écorniflant le velours d’un sein, la cambrure d’un mollet perché au-dessus de l’échasse d’un talon, l’évasement d’un nombril frémissant de désir, un avant-bras dont les poils s’horripilent, la lisière d’une jarretière révélant une perspective sombre qui conduit vers le plus sémillant des paradis, une chute de reins qui stimule les imaginations, un lacis de veinules qui décore une gorge palpitante. Il s’attache à minimiser la profondeur de champ de sorte que deux doigts seulement, titillant l’implorante érection d’un téton, émergent d’un flou duquel ils se détachent avec l’évidence du péché. Elle qui, habituellement, déteste qu’on la fige en poses empruntées, conçoit, en voyant ces portraits, qu’il ait pu s’éprendre de sa plastique et en vient à s’admirer, ce qu’elle tenait jusque-là parfaitement invraisemblable.

Au cours de leur pariade, c’est son visage, sa lippe enflée, son œil hagard, celui d’une madone torturée et sacrifiée qu’il capture déclenchant l’appareil à l’aide d’une commande à distance. Même les clichés les plus obscènes se font ensorceleurs, enveloppés qu’ils sont par l’intemporalité et l’irréalité magique du noir et blanc. Celui où, bouche goulue, joues creuses, elle suce la soie poisseuse d’humeurs louches d’un gant la remue particulièrement.

Le soleil brille haut quand, le lendemain, ils risquent quelques pas autour du chalet. Avisant une touffe d’orties, il en cueille un bouquet puis, revenant vers elle, l’enjoint à se plier en équerre prenant appui sur le dossier d’un banc et à relever sa fourrure, son seul vêtement, sur ses reins. La scène qui expose cette superbe mappemonde tendue, émergeant de son nid de douillette pelleterie, perchée au bout de ses fines gambettes gainées de résille blanche, est comique ! La suite s’impose : elle la prévoit et l’appelle par les frétillements impulsifs de sa croupe. Elle s’attend en effet à ce que la fascine ardente cingle son le postérieur consentant. Selon ses usages les mieux ancrés, il ne s’y résout pas et à la tape préfère le léger effleurement. Pendant une fraction de seconde, l’atteinte mécanique est presque indolore, bien qu’immédiatement relayée par les feux de l’enfer. Elle retient de justesse un piaulement qu’elle renfonce au fond de sa gorge répugnant à lui octroyer cette satisfaction. Par contre, l’infernal prurit qui la ronge la contraint à se trémousser comme une possédée de Saint Guy ⁽⁴⁾. Les tiges ligneuses cajolent ensuite malignement et longuement ses jambes auxquelles ses bas ne fournissent qu’une dérisoire protection. Ses chairs s’enflamment intolérablement, pourtant à l’égal d’autres agressions répétitives, l’atteinte initiale a été la plus virulente et le retentissement des suivantes décroît sensiblement. Elle sait qu’au fur et à mesure les vénéneux barbillons se brisent, leur pouvoir urticant s’amenuise. La caresse vipérine flatte maintenant son entrecuisse y dispensant ses incandescentes irradiations.

Soudain, sans lui laisser le temps d’une réaction, elle rabat son manteau, se retourne et en en écartant largement le col, jette un poitrail quémandeur vers l’instrument de son supplice. Provocation ou envies réelles ? Elle ne saurait en décider. Provocation, car elle a émaillé leur liaison de ces sursauts, simulacres de révolte où le refus se mêlait au caprice et à l’intention de l’ébranler. Réelle stratégie aussi parce qu’elle est persuadée qu’il faut le surprendre par des rebellions inattendues qu’il aime alors dompter. Elles sont essentielles à un dominateur qui ne valide son pouvoir qu’en l’exerçant, de préférence, à l’encontre d’esprits séditieux. Envie réelle enfin, celle de s’offrir quel qu’en soit le prix, d’échapper ainsi à sa tendance à se replier et s’enfermer sur soi-même qui trop souvent l’ankylose. C’est encore, l’ambition de renouer, avec un passé d’incartades frondeuses qui assuraient l’essentiel de son charme jadis, bien que lui valant de mémorables sanctions, de se retrouver « vilaine petite fille » méritant les foudres des grands dieux, que d’ailleurs, elle appelait de tous ses vœux, et que ses frasques avaient sciemment déclenchées.

Depuis son âge tendre, elle nourrit ce penchant à la culpabilité ; une culpabilité qu’aucune faute précise ne justifie, mais quand même. Il lui a semblé parfois que la maternité pourrait l’affranchir de cet inexprimable forfait. À défaut, elle s’est fréquemment délectée des châtiments mérités qu’il impliquait. Lui marque une hésitation. Elle se réjouit de l’avoir, ne serait-ce qu’un bref instant, décontenancé tout en se demandant pourquoi elle se livre à ce jeu ? Si les trépidations d’une fessée retentissent machinalement dans son sexe et son ventre, rien de tel, ici, présentement. L’irritation, quoique vive, est circonscrite et n’a de résonance qu’en ses méninges. Qu’est-ce qui, dès lors, lui interdit de crier ? Serait-ce afin de l’astreindre à s’acharner ? Aurait-elle accepté ce traitement de la part d’un autre amant ? Qu’apprécie-t-elle, les piqûres du végétal ou la main qui les inflige ? Avant qu’elle ne trouve réponse à ces interrogations, de nouvelles câlineries embrasent ses seins. Les barbules ont beau être émoussées, la fulgurance reste volcanique. Il érafle spécialement les mamelons érigés et les aréoles distendues qui aussitôt se cloquent.

Jamais caresses ne furent aussi brûlantes. Elles synthétisent et exposent l’essence de leur relation, le feu glacial dont il sait irradier toutes ses veines pour y distiller les plus subtiles voluptés. Il en nourrit sa passion si l’on entend ce vocale selon son double sens et de souffrance et d’élan amoureux.

La démangeaison est extrême. Un intense fourmillement s’étend à ces zones hypersensibles qu’elle souhaiterait étriller à la brosse métallique. Elle se sent dévastée par des picotements inextinguibles et se tortille en essayant de sauver un semblant de sourire qui se transforme en pitoyable grimace. Jetant un coup d’œil à sa poitrine, elle la découvre empourprée et boursouflée comme gaufre au sortir du four.

— Je suis hideuse ainsi !

— Dis-toi que ces bouffissures traduisent la véhémence de tes désirs.

Puis il se dirige vers un carré de plantes basses aux larges feuilles ovales qu’il recueille et écrase dans ses mains : elle s’inquiète d’une t o r t u r e insolite quand il barbouille avec douceur et obligeamment son torse avec la substance végétale.

— C’est du plantain connu pour ses étonnantes propriétés anti-inflammatoires.

Bien que considérant d’abord sa pharmacopée un peu désuète, elle ne tarde pas à constater un réel soulagement. Il sait donc également dompter le feu. À son tour, elle en ramasse une pleine poignée et essaye de soigner ses fesses.

La mine narquoise, il la contemple se livrant à une cocasse gymnastique, relevant sa pelisse, plaquant sur son postérieur des touffes d’herbe afin de l’enduire de leur sève salvatrice.

Cet épisode est représentatif de quarante-huit heures de folies ininterrompues – quarante-huit heures où précisément ils s’eff o r c e nt d’effacer le temps, où ils s’effondrent parfois en quête de brefs repos après leurs coïts, quarante-huit heures de fougues hyperboliques et frénétiques, quarante-huit heures où ils atteignent à des sommets si vertigineux qu’ils omettent d’en redescendre pour se restaurer, quarante-huit heures de plongée en des abysses si démesurés que l’ivresse des profondeurs les gagne.

À l’issue de la seconde journée, alors que les ombres se déploient déjà, elle est serrée tout contre lui sur le grand lit. Il se réveille et cherche sa bouche qu’il embrasse timidement presque. Puis ses lèvres, légères et un brin peureuses, parcourent son cou où elles se perdent en chaudes effusions qui la font frissonner. Elle a toujours apprécié que sa barbe éraille ce havre de sensibilité. Elles poursuivent, mignotant ardemment ses seins qu’elle sent se raidir avant de s’attarder sur son ventre où une pointe de langue frétille au creux de son nombril. Elles évitent soigneusement le triangle enchanté se coulant le long des hanches, s’arrêtant à la jarretière où elles musent indéfiniment.

Elle subodore immédiatement que cette étreinte sera sans commune mesure avec les précédentes. Anxieuse, elle interroge le grand dieu qui, prisonnier de son cadre doré, reste impassible. Maintenant sa bouche rampe sur sa jambe en emportant progressivement un bas qu’elle finit par lui retirer. Jamais auparavant il ne l’a dégarnie de cette parure qui, selon son propre aveu, surligne les chairs, en célèbre la délicate fragilité et prélude à la découverte du temple. Tout ce week-end, leur guipure blanche a magnifiquement contrasté avec sa peau halée et mate. Encore, il amuse ses chevilles les enflammant de son haleine, les gratifiant de câlins feutrés oscillant entre massage et chatouille.

Enfin, il s’allonge sur le lit, la trique fringante. Elle répond à l’invite et l’enfourchant, vient le chevaucher. Lentement, elle s’empale puis s’incline vers lui tentant de saisir ses lèvres, espérant décrypter sur sa face l’évolution de son plaisir. Il profite de ce rapprochement pour entourer son cou de la fine résille dont il l’a dépouillée. Évidemment, elle devine l’inéluctable suite.

L’impétuosité de ses fièvres la chavire. Elle n’éprouve aucune crainte, au contraire, une insidieuse félicité s’empare d’elle tandis qu’une ivresse puissante l’aspire et l’étourdit.

À pratique identique répond émotion similaire, mais de surcroît renf o r c é e présentement par la conviction d’un accomplissement, de l’accès au bouquet final et à l’apothéose. Sa vision bientôt se brouille n’offrant plus à sa vue que la figure hiératique de Zeus nimbée de sa gloire. Elle distingue Héra, qui lui semble dissimuler la mine d’une Charlotte acariâtre et ses mesquines rancœurs sous des voiles. Sur son épaule lasse s’appuie la flamberge meurtrière. Elle voit Sémélé surtout, agonisante, le flanc déchiré et s a n g lant couvant toujours le dieu des dieux de son regard admiratif et halluciné qui concentre l’effroi mêlé au plaisir. L’ombre éparse environnante grouille d’une foule de personnages dépravés cachant sous la moire d’étoffes chamarrées leurs sordides voracités aiguisées par des cupidités profanes. Carlitta divague un court instant parmi les motifs baroques encadrant la toile et rappelant à son esprit vacillant le labyrinthe énigmatique qui a conduit ses premiers pas vers « La Barbe-Bleue » dont le visage se confond avec ceux du commandeur de pierre, de Gilles de Rais, Nosferatus ou, bien sûr, Jupiter. Comme lors des strangulations antérieures, elle chancelle au bord du précipice qui s’ouvre en elle autant qu’à l’entour. Elle se sent aspirée par ce double vide et s’abandonne à un prodigieux vertige, un tournis débridé débouchant sur une impression de chute qui, loin d’être terrifiante, est planante et am o r t ie.

Elle se sent intégralement démunie, complètement à sa merci et c’est sans aucun doute cette démission, ce renoncement total aux insignifiantes contingences qui lui donnent le sentiment d’une infinie liberté.

Son orgasme réplique aux flamboiements de la divinité. Ses mouvements spasmodiques, désordonnés ainsi que ses ultimes et erratiques réflexions perdent toute cohérence. Un immense relâchement l’emporte tandis que le gouffre l’absorbe. Ne plus rien vouloir, ne plus rien attendre, épurer son cerveau, ne plus penser, quasiment ne plus rien ressentir.

Après, semble-t-il, une longue absence, elle émerge graduellement de son brouillard et recouvre ses esprits. Au fur et à mesure de son retour de conscience, un regret poignant s’intensifie : fini l’apaisement bienheureux, fini l’insouciance du présent et du lendemain. Elle est donc vivante !

Penché sur elle, blême et affolé, il tapote ses joues de ses mains nues puis déclare :

— J’ai eu très peur que tu nous quittes, mon amour. J’allais alerter le SAMU.

Elle lui en veut de ce comportement compassé, le déteste pour ces mots et l’aveu de son angoisse, cette pusillanimité à laquelle elle ne l’estimait guère enclin.

— Tu aurais aussi pu creuser ma tombe et m’y enfouir, réplique-t-elle sèchement en se dégageant.

C’est elle qui sort renf o r c é e de ce dernier acte tandis que le halo de son amant s’en est terni. C’est la première fois qu’il l’apostrophe d’un « mon amour ». Tant de femmes seraient heureuses d’arracher cette reconnaissance. En ce qui la concerne, elle y voit presque un camouflet. Qu’il la domine, elle le revendiquait, qu’il la dépossède de toute énergie propre, elle l’admettait, toutefois qu’il l’enveloppe de cette puérile condescendance, elle ne peut s’y résoudre. Veut-il la rassurer ? Elle qui préfère s’émouvoir en tremblant à ses pieds ! À quoi donc répond cette minauderie qui lui vaut d’être désignée comme son amour ?

Brusquement, le contraste entre l’amour exs a n g ue, et la fracassante et souveraine liberté de l’érotisme, l’éblouit. Elle se refuse à le concevoir tel un petit érotisme de pacotille et de bon aloi juste suffisant à titiller une sensualité amollie et qui, lors d’une relation de soumission, l’affublerait de chaînes estampillées Cartier. Non, elle s’évoque un érotisme sans limites qui brise les corps, qui voue des femelles lubriques et terrorisées à tendre, frémissantes, leurs gorges graciles vers des crocs acérés. Elle ne songe pas davantage à une taquinerie des hormones, mais à la vivacité d’une pulsion insensée qui élève la b e s t i a l i t é au rang du sacré, quelque chose qui vous laisse sans voix, au bord de la crise de nerfs, de la catalepsie ou de l’anéantissement et vous consume au cours d’une fusion solaire. Là, brutalement, elle ne le sent plus à la hauteur de ses exigences à elle.

Hâtivement ensuite, ils plient bagage et rejoignent la voiture. Au bout d’un interminable tunnel excavé à travers une nuit d’encre - un trajet qu’elle vit à la manière des astronautes revenant vers la terre après la conquête de la lune – il gare la voiture devant sa porte. Ils sont restés cois et abasourdis. Quelques secondes encore, ils demeurent immobiles et silencieux, les yeux rivés sur les ténèbres qui escamotent tout horizon. Toujours muette, elle s’extirpe de la berline, récupère son sac et le carton des photos. Un coup d’œil : il est raide, la nuque sclérosée, le regard figé, les lèvres serrées, les mains crispées sur le volant. Quand elle claque la portière, le bruit sec retentit tel celui d’un couperet lui faisant comprendre qu’elle rompt avec ce passé et que rien désormais ne ressemblera à avant ; c’est sans joie ni remords.

Laure Topigne

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